AVANT PROPOS VIDEOPROJECT 2019

François Michaud

Conservateur en chef, Musée d'art moderne de la ville de Paris

Conférence François Michaud et Laurent Fiévet à l'espace Culturel, Angers, VIDEOPROJECT 2017

Les explorateurs 

La vidéo, quand elle entre dans une collection publique, rejoint ce que les juristes nomment « domaine public ». Or, ce que nous voyons généralement de ce domaine en est la trace la plus évidente et la moins patrimoniale, sauf quand il s’agit de zones protégées, de parcs naturels qu’on entend préserver ou de monuments historiques qui « sortent » soudain du paysage normal pour devenir des points d’attraction. Sur la route, ces lieux nous sont désignés bien avant d’arriver à proximité, par des panneaux de couleur brune… Pourquoi brune ? Est-ce parce qu’il s’agit de la couleur de la terre et que ce que l’on désigne ainsi relève du terroir, du territoire, dans ce qu’il a d’apparente permanence ? Autrement, les panneaux sont verts ou bleus, témoins d’une intervention sur le territoire qui n’a rien de naturel : cet « aménagement du territoire » qui façonne le paysage depuis l’après-guerre…

 

La vidéo, comme la photographie, ne s’inscrit pas naturellement dans l’espace extérieur. Elle se différencie en cela de la sculpture bien que ses pionniers, de Nam June Paik à Gerry Schum aient souvent assimilé la vidéo à une forme particulière de sculpture. Lorsque les panneaux électroniques des villes ont commencé à pouvoir porter des films courts, normalement publicitaires, nous avons vu apparaître les premiers essais de vidéos « urbaines » de très grande taille – tel le chat Büsi de Fischli et Weiss, lapant du lait au-dessus de Times Square… À Nantes, le programme R_minute lancé par le collectif R a étendu ce dispositif. Celui-ci demeure exceptionnel, car la vidéo s’inscrit logiquement entre les quatre murs d’une salle d’exposition ; cependant, le mouvement et le son qui la caractérisent et la distinguent de la photographie lui permettent aussi d’enregistrer et de garder les traces de toute dérive.

 

Dans cette nouvelle édition de Videoproject, Laurent Tixador et Abraham Poincheval ouvrent la marche en explorateurs – au sens strict – du monde qui les entoure. Ce faisant, ils reprennent à leur manière un principe de déambulation que Richard Long et Gerry Schum ont mis en œuvre en 1969, dans le film Land Art, première expérience pour la télévision d’une série de propositions artistiques conçues pour le plein air. Dans une autre séquence du film, Jan Dibbets avait fait creuser par un bulldozer un trapèze dans le sable d’une plage, utilisant l’effet de parallaxe : les spectateurs, devant leur écran de télévision pouvaient voir un rectangle parfait, dont les côtés étaient parallèles aux quatre bords de l’écran – et dont les plus longs étaient évidemment parallèles au rivage et à la ligne d’horizon.

 

Quand Aurélien Froment conçoit Pulmo Marina, en 2010, il fait se croiser deux types d’image et deux genres de discours : la beauté esthétique de la méduse, éclairée à dessein, est l’expérience commune à tous les spectateurs d’un aquarium – lequel, généralement, a le format d’une fenêtre, qui est celui du tableau depuis la Renaissance, et de l’écran de télévision qui en est issu... Le plaisir que l’on retire de la contemplation est de même nature que celui qu’une peinture abstraite (animée en l’occurrence) pourrait provoquer, et le goût de l’observation peut provenir indifféremment d’un site aperçu au cours d’une promenade ou d’un paysage reproduit par la photographie ou par la peinture. Devant la méduse, la voix off glisse imperceptiblement d’un registre à l’autre, des sciences naturelles et du film documentaire au commentaire d’une œuvre d’art et à la vidéo qui englobe l’ensemble de ces registres. Pour ceux qui ont connu les projections en salles des films du commandant Cousteau ou de ceux d’Haroun Tazieff – ce qui pour un enfant tenait souvent du pensum – prennent un malin plaisir à ce détournement qui les ramène à une expérience vécue. Ces films ne se présentaient pas comme des œuvres d’art, mais plutôt comme une expérience de phénomènes de la nature, que la technique cinématographique avait permis d’enregistrer.

 

Un autre glissement est repérable ici : le film, la vidéo, sont pour nous aujourd’hui des œuvres d’art ; pourtant, avant que la vidéo entre dans les salles de musée – et a fortiori que des œuvres cinématographiques soient détournées par les artistes, de Douglas Gordon à Pierre Huyghe, un film n’était pas aussi aisément assimilé à une « œuvre ». Son appartenance au divertissement le rendait suspect aux yeux d’intellectuels formés à la lecture de Pascal et pour qui la peinture, la sculpture et le livre avaient seuls rang d’œuvre d’art – ou le théâtre parce qu’il venait du livre, et que, comme la danse et la musique, il était le fait d’artistes vivants et agissants devant des spectateurs eux-mêmes vivants et supposés actifs. Introduire cet étrange vivant qu’est la méduse, sculpture mouvante, c’est nous faire plonger dans un entre-deux du naturel et de l’artifice – qui explique qu’au début du siècle, des peintres se soient pressés aux projections de films scientifiques tournés au microscope.

 

Tirs de nuit de Christine Laquet nous place dans une position également ambiguë : ces animaux sauvages déclenchant par leur mouvement un appareil photo infrarouge hors de toute présence humaine nous font changer imperceptiblement de perspective – de spectateur, nous devenons guetteur, voire chasseur. Le piège posé par l’artiste nous fait penser à un autre : celui qui, loin de capturer simplement des images, se referme sur sa proie… Notre rapport au vivant et au sauvage ne peut plus être innocent, puisque notre existence même est productrice de modifications, dont on sait qu’elles sont irréversibles. Les premiers spectateurs de Fantasia à sa création, en 1940, assistaient pour la première fois à la disparition des dinosaures au cours d’une fuite harassante sous un soleil de plomb. Si le film s’inspirait très librement des hypothèses d’alors sur la disparition des grands sauriens, il était d’une terrible efficacité naturaliste et, bien qu’on l’ait vu davantage après la Seconde Guerre mondiale qu’à sa sortie, au tout début de la guerre, cette séquence imprima une marque durable sur l’idée d’une disparition possible de l’homme dans un milieu devenu hostile à force de transformation.

 

En regardant le paysage et en enregistrant les phénomènes de la nature, est-ce la permanence que nous recherchons, au moment où le risque de disparition commence à nous émouvoir ? Dans la vidéo de Mehdi Abbioui, L’Olivier, la chemise de l’homme assis à l’ombre de l’arbre vibre avec le vent – au rythme des branches et des feuilles. À partir de cette stabilité extrême, de la captation d’un réel vivant mais quasi immobile, c’est la caméra qui semble produire l’« animation » et mettre le paysage en mouvement

août 2019